Yuriy n'avait jamais été un lève-tôt. Aussi, quand il fut dix heures passées, c'est à coup de verre d'eau glacée en pleine poire qu'il fut réveillé par Leevan -son coloc et associé.

« Si tu crois que je vais me taper tout le boulot seul, tu te fous le doigt dans l'oeil. Grouille, on a pas que ça à foutre et j'en ai rien à battre que tu sois rentré tard cette nuit. »

Charmant comme réveil non ? Mais ça m'atteint pas le russe, ça l'amuserait presque même. Avec son flegme habituel, il s'essuie le visage sans un mot, s'étire et se lève direction la salle de douche tout en tapotant la tête de son colocataire qui grogne, mais plus pour la forme que par réelle mauvaise humeur. C'est une sorte de petit jeu entre eux, un jeu qui n'a pas de réelles règles. Au fond, ils se ressemblent plus qu'ils ne le pensent, mais qu'est-ce que ça change de toute façon ?
Quand Yuriy sort de la salle de douche, il est nu comme un ver et dégoulinant d'eau. Tel un automate, il regagne sa chambre pour se sécher et s'apprêter sans prêter attention à ce qui se passe autours de lui ; après tout, Leevan est déjà à la boutique, il le sait, il n'a pas besoin d'aller vérifier.
Une fois prêt, il pourrait descendre directement mais non, il commence par faire un arrêt à la cuisine pour sortir un bout de sa proie de la nuit passée, dans son réfrigérateur personnel et l'ingurgite avant de finalement se rendre au salon de tattoo. Il n'avait pas réellement faim, c'était surtout de la gourmandise passagère mais de temps en temps, ça ne fait pas de mal.

« T'as du boulot de prévu, je t'ai pris des rendez-vous pour la fin de journée. »

Le russe a à peine mis un pied en bas que la voix de Leevan lui annonce le programme de sa journée. Un peu de travail, il n'est jamais contre, ça lui plaît même, comparé à ceux qui feraient n'importe quoi pour rester à flemmarder.

« Libre ou restrictions ? »

« Si t'avais été à l'heure, tu saurais. Démerde toi et lis les notes. »

Yuriy esquisse un maigre sourire en coin, il a toujours adoré le caractère impossible de son mentor devenu associé. Il va jusqu'au comptoir, sort le cahier de notes et regarde les deux rendez-vous qu'il aura. Dommage, les deux clients sont venus avec un modèle à reproduire sans le modifier, il aurait bien aimé dessiner un peu mais tant pis, ses prochains croquis finiront dans l'un des nombreux classeurs mis à disposition des clients.
N'ayant plus rien à faire là, le russe retourne s'installer dans le salon en prenant son matériel au passage, il a le crayon qui le démange depuis le réveil, il faut qu'il mette ça sur papier avant que ça ne lui sorte de la tête comme tout le reste. Pendant qu'il dessine, Leevan le rejoint avec une tasse de café à la main. Avec tout ça, il n'a même pas pensé à en prendre une avant de descendre... Tant pis, ça sera pour plus tard.

« Si je me faisais un autre piercing »

« Tant que tu paies le matos, je m'en tape »

C'est vrai... La matos... Il a tendance à oublier que le matos dont il a besoin n'est pas le même que celui pour les autres clients. Peut-être qu'il pourrait se le faire lui-même ? Il est assez fou que pour essayer. Il note cette idée dans un coin de on esprit et replonge sur son croquis si bien qu'il n'entend pas la clochette de la porte d'entrée de la boutique qui signale qu'un client est entré. Leevan grogne et pose son café sur la table avant de se rendre côté boutique pour aller accueillir le client qui se trouve être finalement une... Cliente particulière.

« Je peux t'aider petite ? »

Concentré sur son croquis, le russe attrapa machinalement la tasse de café abandonnée par son propriétaire et la vida d’une traite. C’était un geste habituel, une routine qui faisait toujours grogner son associé, mais qui s’en soucie ? Pas eux, ça fait si longtemps qu’ils sont habitués à ce petit rituel.
De là où il se trouve, Yuriy peut entendre la conversation entre Leevan et la cliente, il pourrait même les comprendre, si seulement il y prêtait attention. Mais ce n’est pas le cas, les traits de son crayon sont plus importants. Mais son colocataire semble en avoir décidé autrement, il est bien décidé à le faire bouger aujourd’hui, toujours de mauvaise humeur d’avoir dû bosser seul la veille et c’est sans délicatesse qu’il gueule en direction du salon.

« Ramène ton cul ici, t’as du boulot ! »

S’il avait été normal, Yuriy aurait soupiré, râlé, grogné… Mais Yuriy est Yuriy, il pose simplement son carnet et son crayon et se rend à l’accueil pour voir quel est ce « boulot ». Arrivé au comptoir, il voit la cliente et penche sa tête sur le côté, il en avait vu des créatures, mais c’était la première fois qu’il croisait une lamia, c’était étonnant, curieux… Non, curieux et étonnant, c’était mieux. Sans un mot, il contourne le comptoir et s’approche de la cliente pour l’observer attentivement. Il lui tourne autour, lui lève un bras pour l’observer, lui prend le menton entre deux doigts pour observer son visage sous toutes les coutures, il va même jusqu’à sentir son odeur, elle est curieuse mais maintenant il sait quelle est l’odeur d’une lamia.
Derrière lui, Leevan soupire. C’est le même cirque à chaque client, à se demander comment ils font pour ne pas avoir la trouille de cet énergumène.

« T’as fini ton show ? Tu vas la faire fuir. »

Non, Leevan ne pense pas réellement au bienêtre de la cliente, juste à l’argent qu’il ne gagnerait pas si elle décidait de partir. Mais le russe n’est pas plus affecté que ça par les paroles de son ancien patron, il n’y a pas grand-chose qui le touche de toute façon et l’ange noir le sait, il en joue, en profite, il sait que quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Yuriy réagira toujours de la même façon. Au plutôt, ne réagira pas.

Dans la tête du russe, les idées se bouscules. Il voit déjà quel type de motif irait et à quel endroit, mais il sait que son cerveau n’arriverait pas à tout contenir s’il ne met pas tout ça sur papier. Alors sans un mot, il laisse la cliente et retourne dans le salon pour reprendre son carnet et son crayon.
Leevan a un nouveau soupire, il a beau le savoir, le comportement du russe arrive encore à le déstabiliser. Il reporte alors son attention sur la cliente qui semble figée dans le temps, en même temps après s’être faite tripotée comme ça…

« On a personne avant quelques heures. Passe derrière il lui montre le rideau qui sépare l’accueil du salon de tatouage et dis-lui direct si t’as un truc en tête. »

Il vaut mieux éviter de laisser Yuriy seul avec ses idées, elle risquerait de finir tatouée de la tête aux pieds. Enfin… de la tête à la queue.

Il était perdu dans ses pensées, dans son instant création du moment et qui sait combien de temps ça allait durer. Il savait que la jeune fille était arrivée, il l’avait senti, mais Yuriy n’avait pas levé les yeux de son carnet pour autant, si elle avait quelque chose à lui demander, elle pouvait le faire, il avait des oreilles pour l’entendre. Mais elle n’ouvrit pas la bouche, elle resta silencieuse et le russe continua son travail improvisé même lorsqu’elle toussa pour faire savoir sa présence. Ne valait-il pas mieux qu’un toussotement ? Leevan aurait grogné, râlé, mais lui… lui il se fichait bien de la façon dont on s’adressait à lui, ça n’avait pas n’importance.
Au lieu de relever la tête vers la reptile, Yuriy attrapa une boite qui mouchoir qui se trouvait toujours à portée de main et la lui tendit. Il se doutait bien qu’elle n’était mal malade, mais il avait un humour particulier que même Leevan avait mal à suivre.

« Pour les microbes. »

Comme si ces trois mots pouvaient tout expliquer… désolant.
C’est à cet instant que Leevan décida de faire son apparition. L’ange noir avait des oreilles partout et « microbe » et « tatouage » de faisaient jamais bon ménage, surtout dans un salon de tatouage. Mais en voyant la scène, il se retient de shouter dans la boite de mouchoirs pour l’envoyer à l’autre bout de la pièce. Il savait que le russe pouvait avoir des réactions stupides, mais ce coup-là, il ne le lui avait encore jamais fait. A la place, il s’approcha de Yuriy et lui mit une tape à l’arrière du crâne.

« Elle attend que tu t’occupes d’elle, crétin. »

Et pour toute réponse, le russe leva la tête de son carnet et fit une imitation de sourire à son associé et ancien patron, suivit finalement d’une réplique qui aurait pu mettre l’ange noir sur les nerfs, si elle avait été dite par quelqu’un d’autre que par la goule.

« Je sais. »

Et sur ces derniers mots, il se replongea sur son croquis sans un regard de plus pour la jeune fille qui n’avait bougé depuis.

Sentant sa patience s’évaporer petit à petit, Leevan se tourna vers elle avec un air blasé, épuisé.

« Tu sais c’que tu veux ? Parce qu’il décrochera pas avant que t’ai ouvert la bouche pour autre chose que tousser. »

Y avait des jours comme celui-ci où il se disait qu’il aurait mieux fait de rester au lit.

Yuriy se contenta simplement d'esquisser un faible hochement de tête avant de tourner la page de son carnet à croquis pour commencer un nouveau dessin, mais au bout de quelques secondes, il s'arrêta et posa son carnet avant de se lever pour faire à nouveau le tour de la lamia. En temps normal une queue pareille prendrait de la place et poserait problème pour qu'elle puisse l'installer sur la table, mais Yuriy étant ce qu'il est, il n'y pense pas -ou évite d'y penser ?-. Une fois face au dos de la jeune fille et sans lui demander son avis, il lui dégage le dos de tous tissus pour voir plus nettement la zone qu'elle souhaitait se faire tatouer. Une fois que ce fut fait, il attrapa son carnet et se remit à dessiner.

Le comportement du russe pouvait en déstabiliser plus d'un, il n'était pas bavard, semblait en permanence dans un autre monde, mais c'était de très doué dans son domaine -nous ne dirons pas qu'il est « professionnel », sa façon de faire en est tout le contraire-. Pendant qu'il dessinait, il commença à faire bouger la lamia, lui levant les bras, la faisant se pencher et biens d'autres mouvements qui pourraient paraître inutiles, pourtant tout ça avait bel et bien un sens. Mais était-ce vraiment obligatoire de tout expliquer ? Leevan aurait pu le faire, il aurait pu rassurer la cliente sur ses inquiétudes si elle en avait ; mais comme il avait mieux à faire, il était retourné travailler dans la partie boutique du salon, abandonnant la malheureuse aux mains du russe.

« Noir et gris ou couleurs ? »

Enfin il décrochait un mot, allait-il continuer sur sa lancée ? Rien n'était moins sur. Quand elle lui eut répondu, il se remit à griffonner  avant de finalement poser ses crayons pour présenter son futur tatouage à la cliente.Elle voulait une orchidée non réaliste, il s'était fait plaisir. Oh on reconnaissait aisément la fleur, après tout on ne fait pas ce métier si on ne sait pas dessiner. Maintenant la question était : Comment installer la lamia pour qu'il ait accès correctement à son dos et surtout, pour qu'elle ne bouge pas toutes les deux secondes.

Il était doué ? Oui, il le savait. N’y voyez pas là une haute estime de lui-même, non, il sait juste que ce qu’il fait est bon. Bon certes s’il avait été normal, il aurait souri, l’aurait remerciée, mais Yuriy étant Yuriy…

« Je sais »

Du coin de l’œil, le russe regarda la reptilienne créature essayé de monter sur la table et une fois encore, s’il avait été comme tout le monde, il aurait éclaté de rire -son associé ne se serait pas privé de ricaner- mais là, rien. Il la laissa se démerder comme une grande pour achever son travail. Quand il plaça enfin les derniers traits à son œuvre, il ferma son carnet, alla le poser plus loin sur la table et se leva pour aller chercher son matos.
Une fois le tout en main, il commença à tout démonter pour nettoyer les pièces unes à unes -c’est qu’il est méticuleux le gars, à la limite même du maniaque-. Une fois tout nettoyé, tout remonté et l’encre préparée, Leevan revint avec un paquet de feuilles calques.

« Pour le transfert »

« Pas besoin »

« Je sais »

Encore une fois ça semblait être une drôle de scène, le genre improbable que jamais personne n’imaginerait. Sans un mot, le japonais s’empara du carnet et jeta un œil au croquis qui avait été fait pour la lamia. Il n’avait rien à redire, comme d’habitude, mais c’était plus fort que lui, il fallait qu’il sème le doute dans l’esprit de la jeune fille, il fallait qu’elle soit certaine de se faire tatouer ça, il fallait qu’elle comprenne que c’était à vie -même si avec les techniques actuelles il était possible de se faire détatouer au laser avec un bon paquet de séances douloureuses-.

« Elle a validé ça ? »

Le russe hocha simplement la tête, il savait ce que faisait l’autre et ça ne le touchait pas -comme tout le reste d’ailleurs, il attendait simplement qu’il termine son show.

Leevan alla jusqu’au serpent pour lui présenter le dessin terminé.

« T’es sûre de toi fillette ? Une fois dans ta chair, c’est jusqu’à ta mort, pas de retour en arrière possible. »

Imperturbable, Yuriy se préparait déjà pour reproduire son dessin sur les courbes de la lamia.

« Tant pis. »

Le russe aurait pu réagir -une personne normale l’aurait fait, mais il avait l’habitude de l’attitude son ex patron et ses petites piques ne l’atteignaient pas, elles ne l’avaient jamais atteintes.
Une fois prêt, il se dirigea silencieusement vers la Lamia et attendit qu’elle se place définitivement avant de sortir son feutre spécial pour commencer à tracer les contours du futur tattoo en direct sur la jeune femme. Il n’avait jamais aimé travailler avec un calque de transfert, une feuille de calque ne pouvait pas épouser correctement les courbes d’un corps alors si c’était pour devoir réparer et redessiner tout ce que le calque avait mal placé, autant dessiner directement au bon endroit en prenant en compte les mouvements de la zone.
Il lui fallut plusieurs minutes pour faire les contours parfaitement et surtout pour être satisfait de son travail et ce fut lorsqu’il termina que son associé revint juger de la qualité du travail.

Yuriy tapota l’épaule de la Lamia pour être certain d’avoir son attention et il lui désigna du doigt un grand miroir debout, au fond de la pièce.

« Si ça te va, on passe à la suite »

« Et si non, il te fera les modifications. »

Dans un sens, heureusement que Leevan était là pour éclairci certaines phrases dites par le russe. D’avis général, les gens ne comprenaient pas toujours ce qu’il disait, trouvant que ses phrases manquent de mots pour avoir un réel sens… Mais son « ami » avait pris l’habitude de combler les mots manquants même s’il manque cruellement de tact.

Le dessin validé et la jeune femme en place, Yuriy alluma son dermographe et fit signe au serpent qu’il allait commencer. Oh il aurait pu avoir de la compassion et lui faire essayer la sensation de piqure sans encre, pour voir si elle supportait la douleur -un tatoueur normal l’aurait fait du moins, mais penser à ce genre de chose ne faisait pas partie de ses priorités. Sa priorité actuelle était de terminer ce tatouage pour peut-être retourner se coucher.